Monsieur de Manerville le pere etait un bon gentilhomme normand bien connu du
marechal de Richelieu, qui lui fit epouser une des plus riches heritieres de Bordeaux dans
le temps ou le vieux duc y alla troner en sa qualite de gouverneur de Guyenne. Le
Normand vendit les terres qu'il possedait en Bessin et se fit Gascon, seduit par la beaute
du chateau de Lanstrac, delicieux sejour qui appartenait a sa femme. Dans les derniers
jours du regne de Louis XV, il acheta la charge de major des Gardes de la Porte, et vecut
jusqu'en 1813, apres avoir fort heureusement traverse la revolution. Voici comment. Il
alla vers la fin de l'annee 1790 a la Martinique, ou sa femme avait des interets, et confia
la gestion de ses biens de Gascogne a un honnete clerc de notaire, appele Mathias, qui
donnait alors dans les idees nouvelles. A son retour, le comte de Manerville trouva ses
proprietes intactes et profitablement gerees. Ce savoir-faire etait un fruit produit par la
greffe du Gascon sur le Normand. Madame de Manerville mourut en 1810. Instruit de
l'importance des interets par les dissipations de sa jeunesse et, comme beaucoup de
vieillards, leur accordant plus de place qu'ils n'en ont dans la vie, monsieur de Manerville
devint progressivement econome, avare et ladre. Sans songer que l'avarice des peres
prepare la prodigalite des enfants, il ne donna presque rien a son fils, encore que ce fut un
fils unique.
Paul de Manerville, revenu vers la fin de l'annee 1810 du college [Coquille du Furne : colege.] de
Vendome, resta sous la domination paternelle pendant trois annees. La tyrannie que fit
peser sur son heritier un vieillard de soixante-dix-neuf ans influa necessairement sur un
coeur et sur un caractere qui n'etaient pas formes. Sans manquer de ce courage physique
qui semble etre dans l'air de la Gascogne, Paul n'osa lutter contre son pere, et perdit cette
faculte de resistance qui engendre le courage moral. Ses sentiments comprimes allerent
au fond de son coeur, ou il les garda long-temps sans les exprimer ; puis plus tard, quand
il les sentit en desaccord avec les maximes du monde, il put bien penser et mal agir. Il se
serait battu pour un mot, et tremblait a l'idee de renvoyer un domestique ; car sa timidite
s'exercait dans les combats qui demandent une volonte constante. Capable de grandes
choses pour fuir la persecution, il ne l'aurait ni prevenue par une opposition systematique,
ni affrontee par un deploiement continu de ses forces. Lache en pensee, hardi en actions,
il conserva long-temps cette candeur secrete qui rend l'homme la victime et la dupe
volontaire de choses contre lesquelles certaines ames hesitent a s'insurger, aimant mieux
les souffrir que de s'en plaindre. Il etait emprisonne dans le vieil hotel de son pere, car il
n'avait pas assez d'argent pour frayer avec les jeunes gens de la ville, il enviait leurs
plaisirs sans pouvoir les partager. Le vieux gentilhomme le menait chaque soir dans une
vieille voiture, trainee par de vieux chevaux mal atteles, accompagne de ses vieux laquais
mal habilles, dans une societe royaliste, composee des debris de la noblesse parlementaire
et de la noblesse d'epee. Reunies depuis la revolution pour resister a l'influence imperiale,
ces deux noblesses s'etaient transformees en une aristocratie territoriale. Ecrase par les
hautes et mouvantes fortunes des villes maritimes, ce faubourg Saint-Germain de
Bordeaux repondait par son dedain au faste qu'etalaient alors le commerce, les
administrations et les militaires. Trop jeune pour comprendre les distinctions sociales et
les necessites cachees sous l'apparente vanite qu'elles creent, Paul s'ennuyait au milieu de
ces antiquites, sans savoir que plus tard ses relations de jeunesse lui assureraient cette
preeminence aristocratique que la France aimera toujours. Il trouvait de legeres
compensations a la maussaderie de ses soirees dans quelques exercices qui plaisent aux
jeunes gens, car son pere les lui imposait. Pour le vieux gentilhomme, savoir manier les
armes, etre excellent cavalier, jouer a la paume, acquerir de bonnes manieres, enfin la
frivole instruction des seigneurs d'autrefois constituait un jeune homme accompli. Paul
faisait donc tous les matins des armes, allait au manege et tirait le pistolet. Le reste du
temps, il l'employait a lire des romans, car son pere n'admettait pas les etudes
transcendantes par lesquelles se terminent aujourd'hui les educations. Une vie si
monotone eut tue ce jeune homme, si la mort de son pere ne l'eut delivre de cette tyrannie
au moment ou elle etait devenue insupportable. Paul trouva des capitaux considerables
accumules par l'avarice paternelle, et des proprietes dans le meilleur etat du monde ; mais
il avait Bordeaux en horreur, et n'aimait pas davantage Lanstrac, ou son pere allait passer
tous les etes et le menait a la chasse du matin au soir.
Pentru a descărca acest document,
trebuie să te autentifici in contul tău.